L'Homme sur le banc
Un banc.
On entend un orgue de barbarie ou un limonaire qui doit jouer toujours et tout le
temps le même air.
L'homme s'approche du banc, regarde à droite et à gauche, s'assoit, se couche,
s'endort.
LA VOIX ( haut-parleur ), dominant le bruit de l'orgue. : Qu'est-ce que vous foutez là?
L'homme ne bouge pas, il dort.
LA VOIX : Tu ne peux pas répondre quand on te cause?
Le danseur se réveille.
LA VOIX : Pas de domicile?
Le danseur se lève.
LA VOIX : Travaillez pas? Foutez rien alors?
Le danseur danse : l'homme qui cherche du boulot, l'homme qui n'en trouve pas, la
faim, le froid, la fatigue.
LA VOIX : V's avez des-papiers?
Petite danse lamentable
LA VOIX : Joue pas les idiots... des papiers... quoi ! permis de chasse, permis de
conduire... quittance de loyer.
LE DANSEUR : J'ai un permis de dormir sous les ponts... mais je l'ai oublié à la
maison...
Il danse.
LA VOIX : Ah! tu te fous de ma gueule...
LA VOIX, très basse. : Ah! tu te fous de ma gueule, salaud !
Sifflements stridents
L'homme danse : l'homme qui s'enfuit, qui est traqué, qu'on arrête, qui se débat,
qui se défend, qui se dégage...
Sifflements stridents...
... qu'on reprend, qu'on jette à terre, qu'on piétine ( la tête qui rebondit sur le
trottoir ), qu'on traîne, qu'on entraîne.
Il disparaît.
On n'entend plus les coups de sifflet.
Le banc seul.
On entend l'orgue de barbarie
puis la voix de l'homme qui crie, qui gémie : Oh non... tapez pas sur la tête, tapez
pas sur la tête...
Soudain la musique se tait, et l'homme apparaît en courant, s'arrête un instant, son
visage est couvert de sang; il regarde à droite, à gauche, partout.
Les coups de sifflets reprennent.
L'homme disparaît.
La musique reprend.
Le banc.
RIDEAU.
Jacques Prévert
( skectche écrit pour le groupe Octobre 1932-1936 )